Thé pédagogique

Un dialogue avec une mère d’élève, également professeure de français au lycée

Ta démarche repose sur les théories de Bachelard: pourquoi ce philosophe?

Mon premier étonnement d’être humain, relié aux autres êtres humains, a eu lieu en cours de Philosophie, en Terminale.
Il se trouve que j’étais une « bonne élève », c’est à dire que j’avais bien appris à réfléchir. J’avais donc de bons résultats en Sciences et mon orientation s’est faite dans ce sens-là.

Je me retrouve donc en Biologie, débouchés obligent, mais dans ma tête, bien ancré, le « pourquoi de la Biologie » : les lois de la Vie.
Partant de là, j’apprends mes « leçons de choses » en gardant le cap : « La question de la relation précède celle de l’être » (Achille Mbembe), déclinée, de nombreuses façons, dans toutes les civilisations non occidentales.

Je m’explique. On peut devenir botaniste, par exemple, et connaître le nom de tous les végétaux. Ce qui moi, m’intéressait, c’était la place des végétaux dans le monde.
De quoi se nourrissent-ils ?
Des éléments : Eau, Terre, Lumière et Chaleur, Air.
Que génèrent-ils?
De l’oxygène et de la nourriture dont les animaux vont avoir besoin pour vivre.
Une minuscule feuille verte qui grandit est une centrale énergétique où tous les éléments naturels vont se transformer pour entrer dans un cycle relié, de l’autre côté de la chaîne, à la vie animale.

Une fois mon diplôme en poche, je deviens médiatrice culturelle au Musée d’Histoire Naturelle. Je reçois des classes et je travaille à leur transmettre l’équilibre fragile du Vivant, au travers de toutes les inter-actions, positives et… négatives !
Très rapidement, je participe à la conception et à la réalisation d’expositions puis, en collaboration avec le Musée de l’Homme, au Congrès de Paléontologie Humaine, de 1982.

Préhistoire de l’Humanité, comment l’Homme a, peu à peu, pris sa place à l’intérieur du Vivant : Bipèdie, Outil, Langage, Feu, Sépultures, Art et Sédentarisation.
Je comprends comment l’homme préhistorique passe en même temps du geste à la parole. C’est en fabriquant un outil qu’il imagine qu’il commence à fabriquer sa pensée symbolique, donc son langage.

Quelques années plus tard, initiation à la préhistoire en Petite section

Nos premiers pas, comme les traces des premiers hommes: la piste de Laetoli – site préhistorique en Tanzanie.

Je comprends comment l’homme qui vient de domestiquer sa peur du feu, parce qu’il a pu s’imaginer que c’était possible, va pouvoir l’utiliser comme deuxième outil pour la deuxième étape de son évolution. Ce pas franchi va l’amener, protégé du froid et du danger des prédateurs, à pouvoir inventer le premier « foyer ».

La maison abrite la rêverie, la maison protège le rêveur, la maison nous permet de rêver en paix.

Gaston Bachelard, La poétique de l’espace

Premières veillées, première chaleur humaine, premières histoires à inventer, à conter, et à partager, faisant grandir, ainsi, l’imaginaire et le langage.
Premier imaginaire qui va pouvoir s’exprimer, bientôt, sur les parois des grottes.
Premier regard sur la vie qui devient sacrée, on confie les morts à la terre pour leur dernier voyage.


Les enfants: « On a fait comme les hommes préhistoriques. »

Nos traces de mains

Vénus préhistorique

« Ma maman, avec le bébé dans le ventre. »

« Modelage ! Rêve d’enfance, rêve qui nous rend à notre enfance! »

Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté 

Puis, plutôt que de recevoir des classes, quelques heures par an, chacune, je décide de m’investir dans une relation, à long terme, avec des enfants. C’est en me souvenant de mes leçons de préhistoire que j’ai pu, plus tard, guider mes élèves dans ce voyage jusqu’à leurs origines.

Je deviens donc enseignante.
Premier cours à l’École Normale, Psychopédagogie.
Premier réservoir de Sens, la Mythologie. Grecque, latine ou africaine…

« Autrefois, au temps où le ciel était très proche de la terre, les femmes dogons décrochaient les étoiles et les donnaient aux enfants.Quand ceux-ci étaient las de jouer, les mères leur reprenaient les astres et les replaçaient dans la voûte céleste. »
M. Griaule, Jeux dogons.

Premier projet de classe, un conte philosophique s’écrit.
Voyage d’un petit garçon, Léo(nardo) en Italie.
Le blanc du marbre de Carrare, pour le corps de la Terre-mère.
Le bleu pour l’infini : le ciel et la mer.
Le jaune pour la chaleur et la lumière ( les champs de blé).
Le rouge du feu des volcans.
Couleurs, symboles et éléments.
Et nous voilà, les enfants et moi, partis en voyage, avec dans mon sac à dos, Le dictionnaire des symboles et ses nombreux auteurs, Bachelard, Mircea Eliade, Jung.

Il ne me restait plus qu’à lire Bachelard, homme de Sciences et philosophe, pour comprendre comment l’homme imagine, puis pense et donc, se vit.

« L’homme imagine d’abord et il voit ensuite. » – Bachelard

« On ne vole pas parce qu’on a des ailes, on se croit des ailes parce qu’on a volé. » – Bachelard

La Terre et les rêveries du repos, Bachelard.

« L’eau nous berce, nous endort. » – Bachelard

La correspondance entre l’Évolution de l’homme et la philosophie de Bachelard est particulièrement fluide pour le Feu. C’est la possibilité d’imaginer, une fois protégé des dangers du monde extérieur, qui a fait rentrer l’homme dans la symbolisation.
Et c’est le même chemin qui conduit les hommes civilisés, au cours des veillées dans leur foyer, qui est devenu habitat, à se rassembler autour de la cheminée.

« Ce qui compte, c’est le conte, il raconte. »
Peter Brook

Les tout-petits enfants, en groupe de 6, dans le dortoir, avec 6 minuscules bougies flottantes, vont refaire le chemin de leurs ancêtres.

Avoir peur du feu,

Les enfants, devant la fresque collective qu’ils viennent de fabriquer : « Rouge comme le feu, le sang, le volcan. Rouge comme le feu. »

trouver une grotte,

Un enfant: « Dis maîtresse, c’est quoi les mystères ? »
Un autre enfant: « Moi, je l’ai fait le feu, alors, je le connais! »

puis rejoindre les temps modernes

Un enfant: « Van Gogh allume les étoiles. »

Un enfant: « Tu te rappelles comment il s’appelle, le monsieur qui danse dans la nuit?
Tu sais le poète ! »

C’est la philosophie du feu de Bachelard, c’est à dire la relation de l’homme au feu, qui m’a permis de construire ce monde du feu, à présenter aux enfants.

Du volcan à une veillée.

D’un mythe africain à la poésie de Rimbaud.

En passant par la lumière de La nuit étoilée de Van Gogh, L’or de l’azur de Miró, Icare de Matisse.

Sans oublier que tout commence toujours, en musique, à danser, Le printemps de Vivaldi.

Un enfant: « La musique, elle est contente. ».

Sans oublier, non plus, le printemps à regarder fleurir, par la fenêtre de notre classe, magnifique tableau vivant, le rayonnement de la Vie, dans notre cerisier.

Un enfant: « C’est le printemps qui pousse. »

Afin de pouvoir proposer aux tout-petits de faire leur propre expérience de cet élément et de prendre leur place dans leur propre monde, guidés pour cela, par tous les hommes qui les ont précédés, dans ce nouveau voyage qui leur appartient, parce qu’ils l’ont imaginé, puis pensé, puis parlé.

Récit à écrire pour prendre sa place d’humain au milieu des humains.

« Le propre de l’homme est sa capacité de raconter des histoires et de se raconter des histoires. »
Delphine Horvilleur, Vivre avec nos morts (2021)

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Pourquoi donnes-tu tant de place à l’art – sculpture, peinture, danse, musique classique, littérature… – dans ta pratique?

Il y a cinq domaines à la maternelle,
Le corps, l’art, la découverte du monde, le langage et la socialisation.

Ces cinq domaines ont été renommés souvent mais globalement, on peut partir là dessus.

Donc, l’Art, d’accord, puisqu’au programme mais reste, quel art et pourquoi et comment?

Des parents ont eu peur, en rentrant dans ma classe, que leurs enfants soient aux Beaux-Arts, alors qu’ils venaient à l’école pour apprendre les chiffres et les lettres.

Un inspecteur a cru qu’il était dans un musée, il ne me l’a avoué qu’en fin d’entretien.

Certains collègues pensaient que mes élèves passaient leur année à jouer avec des couleurs.

C’est vrai que ce qui se voyait, en entrant dans ma classe, c’était des photos d’enfants en train de danser, avec de la musique, des sculptures en pâte à modeler, des peintures.

Mais il y avait toujours les phrases des enfants associées, je n’avais donc pas oublié la littérature , comme forme artistique… mais ça ressemblait pour ceux qui arrivaient jusque là, à de la poésie…

Des artistes et des poètes, donc, toujours pas les chiffres et les lettres.

Revenons à mon inspecteur. Il se demande où il est arrivé!

Comme c’est quelqu’un d’intelligent, il regarde de plus près.
Pas de lettres, que des formes ou des images.
Il persiste dans ses recherches et décide de se renseigner auprès des enfants.

Comme il est sérieux dans sa démarche, il interroge la plus petite fille, en taille et en âge (à cette époque, j’avais des tout-petits de deux ans et demi).

Il l’interpelle donc, sur un poster de La grande femme de Giacometti. Il lui demande quelle est cette image. La petite fille, interloquée, le dévisage comme s’il venait de la planète Mars, (j’étais en face de la petite fille), et lui répond sur un ton de reproche assumé :
– Tu ne la connais pas???
– Non … (cette fois, c’est l’inspecteur qui est interloqué par l’attitude de son interlocutrice)
– C’est La grande femme de Giacometti !!! »

La grande femme, Giacometti
L’Homme qui marche, Giacometti

S’ensuit un dialogue très nourri (je ne voyais que les gestes mais j’ai noté le temps et l’énergie qui circulait…) entre ces deux-là. Et les propos de la petite fille m’ont été rapportés par l’inspecteur.
Giacometti était un sculpteur, il avait, aussi, fait L’homme qui marche. Et il y avait d’autres sculptures dans la classe, là et puis là et encore là …Que La grande femme, elle « avait la poitrine » pour donner à manger à son bébé qui, avant, était dans son ventre, qu’elle avait les bras comme ça (posture du corps en démonstration…).
Il n’y avait pas de texte écrit dans ma classe mais la demoiselle avait déjà un corps dont elle savait se servir, elle savait communiquer, s’exprimer et raisonner en Sciences Naturelles et en Histoire de l’Art.
Les cinq domaines de la Maternelle, déclinés à partir d’une statue.

Ouf ! Mon inspecteur atterrit et comme à l’école Maternelle, on doit apprendre à parler, c’est bon, on est bien dans l’Éducation Nationale.

Restait quand même, on ne lâche rien, le langage écrit.

L’inspecteur se promène, près du coin « Bibliothèque », il y a bien des livres dans la classe… Quand tout à coup, il se laisse déborder par quatre enfants qui s’emparent de classeurs, vont s’installer sur le tapis, ensemble… et commencent à réciter, de façon absolument autonome, sans lui ni moi, des poésies, des comptines, et à chanter des chansons, dont les photos sont en face des textes qu’on ne sait pas encore lire.

Deuxième grand silence dans le cerveau de l’inspecteur… Il me l’a verbalisé également et de la façon la plus touchante possible, en me disant qu’il partait bientôt à la retraite, qu’il y avait peu d’images qu’il pourrait emporter de sa carrière mais qu’il n’oublierait pas mes élèves qu’il a, baptisés, professionnellement, dans mon rapport d’inspection, du joli nom de : « vrais apprentis- lecteurs ».

C’est le souvenir de ce moment et de ces mots qui est revenu à ma rencontre comme titre du dernier livre créé par les enfants, « les apprenti.e.s ».

Restait, quand même, l’écriture… mais là, c’était facile, la qualité graphique des peintures et dessins attestait d’une bonne maîtrise du geste.

C’était bon.
Les enfants savaient parler, ils étaient en train d’apprendre à lire et à écrire .

J’ai donc continué ma carrière avec un excellent rapport d’inspection.

J’avais encore des interrogations à propos de l’émergence du langage. Je voyais bien que les enfants parlaient depuis un endroit qui me restait inconnu.

Et puis, un jour, une petite fille me dit à propos des déguisements de Carnaval avec des sacs poubelle bleus, « On à déguisé le bleu! » et là, je comprends.

Je décide de partir en formation professionnelle en Psychologie. J’ai fait Biologie, j’ai une équivalence, je rentre en Licence. Premier cours, Psychologie clinique.
Mon professeur est psychanalyste, musicien, metteur en scène de théâtre, d’opéra, et il va bientôt écrire « La Voix sur le divan ».
Bien… On dirait que je ne me suis pas trompée d’adresse!
Je passe l’année à réfléchir à la voix, à la parole et au langage. Au pouvoir d’évocation de l’Art, c’est à dire à son pouvoir de faire advenir à la parole. Très bien…

Je reviens à mon poste. J’agrandis mon réservoir artistique. Et une deuxième phase s’ouvre.

La grande femme, on y revient!
Une élève de ma classe, extrêmement dynamique, prend un plaisir, inouï, à imiter la posture de cette sculpture. À rester, parfaitement, immobile…
« Moi, je ne bouge plus…! » . Je comprends bien où cette statue lui a parlé, où cette enfant a été convoquée par Giacometti…

Le Serf de Matisse.
Un petit garçon, très actif, entre en résonance avec Matisse.
« L’esclave, il a les bras coupés… Il ne peut pas prendre ce qu’il veut…Moi, je les ai gardés mes bras ! »

Nijinski de Rodin.
« c’est un arbre ! » pour un autre enfant.
Tout le monde s’accorde à dire que la singularité de Nijinski était ses sauts. Rodin a bien perçu depuis quelle force corporelle il s’envolait. Et ce petit garçon a parfaitement, entendu la vision de Rodin.

Nijinski, d’après Rodin

La grande femme, d’après Giacometti

Le Serf, d’après Matisse

Voilà, en quoi les œuvres d’Art parlent aux enfants et les conduisent, en les touchant dans leur plus profonde intimité, à leur imaginaire, c’est à dire les amènent à créer des images, puis des pensées et enfin, leur donnent leur parole.

À leur métier d’être humain, donc.

Invocation, convocation, vocation : les trois étapes pour advenir à sa voix.

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Complément de réponse, à travers un extrait d’un courrier envoyé à une inspectrice

Je me permets de remettre à sa place l’outil pédagogique que constitue l’art dans ma pratique.

La présentation d’œuvres d’art est un choix pédagogique pour multiplier et croiser des points de vue différents sur le réel puisque l’artiste, à la différence du scientifique, propose sa vision du monde. Par là même, la mise en scène artistique permet, par sa focalisation, de mettre en lumière des éléments du réel. Le nez au milieu de la figure de l’Idole grecque ne peut manquer d’être vu tout comme celui de La tête de femme de Modigliani. Ce regard sur le corps n’est en aucun cas exclusif. Il s’inscrit dans une dynamique puisqu’en parallèle, des situations motrices sont mises en place. L’enfant est, à ce moment là, en prise directe sur la réalité de son propre corps, du corps de l’autre et des corps des autres. Les traces photographiques permettent, dans un temps différé, de décoder, analyser et commenter le corps vécu.

La Tête de femme (Modigliani)

De la même façon, des situations de manipulation (pantin en bois, en fil) et des situations de modélisation (sculpture du corps en pâte à modeler) sont proposées aux enfants pour projeter leurs perceptions. C’est le moment pour l’enfant de résoudre le problème de la construction de la réalité (qui, à cet âge là, reste sienne). Ce faisant, il commence à organiser sa propre pensée puisqu’il « réalise », c’est-à-dire qu’il amène au réel. Enfin, nous passons à la représentation symbolique par le dessin associé au langage, ce qui est tout différent d’une situation d’arts plastiques. C’est dans cette dernière étape que la pensée peut se structurer après avoir suivi tous les paliers nécessaires à sa construction.


Pour terminer, les enfants ne sont jamais positionnés comme des artistes même si leurs réalisations sont esthétiques. Ils ne sont pas là pour produire des jolies images mais, au cours de toutes ces étapes, ils construisent leur propre personne, ils s’en font les artisans.

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Est-ce que tu pourrais expliquer succinctement ta pratique pour permettre à des non-enseignants (Atsem, Éducateurs etc.), de pouvoir se positionner dans une démarche éducative ?

Le petit enfant et sa parole 
 
1) Faire pour dire 
– Jouer avec un ballon, c’est pouvoir dire « J’ai attrapé des petits morceaux de ciel. » 
– Faire avancer une table à quatre, c’est penser le 4 avant de le dire
– Dessiner un croissant de lune, c’est penser la forme de la lettre C avant de l’écrire
 
2) Penser avec ses mains 

– Jouer avec de l’eau, c’est pouvoir dire « L’eau fait du doux. » 
Ou pouvoir inventer une histoire « Doudou ne nage pas parce qu’il ne veut pas se mouiller, sinon il pleure.» 


« L’enfant parle pour lui comme s’il pensait tout haut, il ne s’adresse à personne. ». (Et ce jusqu’à 7 ans)
Vigotsky 


– Manipuler un globe terrestre le jour, c’est pouvoir dire le lendemain matin « J’ai rêvé de la planète bleue. » 
– S’allonger dans un pneu, c’est s’imaginer être dans son bain et dire « Regarde, je me lave les cheveux, ça mousse. » 
 
3) Imaginer le monde pour parler 

« La réalité objective comporte peu d’attrait pour le jeune enfant parce qu’il ne peut pas encore la comprendre. 
L’enfant essaie de saisir des fragments de la réalité en les amalgamant avec les créations de son imaginaire ; il entoure de rêve ce qu’il rencontre dans la réalité.»
Bruno Bettelheim 


 Faire des bulles avec du savon, c’est pouvoir raconter une histoire, sa propre histoire. 
Raconter l’histoire de ses bulles n’est pas dire ce qui s’est passé mais ce qui s’est vécu. 
L’enfant ne décrit pas, il signifie. 
 
En conclusion
Pour amener le petit enfant à sa parole, on peut 
– lui proposer de manipuler 
– laisser à sa pensée le temps de se former 
– l’écouter imaginer en se proposant comme adresse 
Ainsi, le petit enfant, en s’appropriant le monde grâce à ses mains, peut commencer à le voir et à lui donner du sens, c’est-à-dire à le symboliser. 
Ce sont ces aller- retours de son monde intérieur au monde extérieur qui vont, peu à peu, le faire entrer dans le langage construit qui va structurer le monde au plus prés de sa réalité. 

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Dans la vidéo « Le geste et la parole », tu emploies une formule qui me touche et m’intrigue, « penser avec les mains »: peux-tu m’en dire plus? 

La réalité objective comporte peu d’attrait pour le jeune enfant parce qu’il ne peut pas encore la comprendre. L’enfant essaie de saisir des fragments de la réalité en les amalgamant avec les créations de son imaginaire ; il entoure de rêve ce qu’il rencontre dans la réalité.
Bruno Bettelheim

C’est le geste de l’enfant pour se saisir du monde qui va l’amener, par son corps tout entier, et, aussi par tous ses sens, à toucher, à sentir, à goûter, à voir et à entendre et donc à éprouver.

C’est dans cette expérience sensible de relation au monde que va se construire un dialogue avec ce qui entoure l’enfant. C’est de cette communication que va naître sa parole.

Pour amener le petit enfant à sa parole, on peut

– lui offrir le monde à parcourir, découvrir, ressentir

– laisser à sa pensée le temps de se former

– l’écouter imaginer en se proposant comme adresse

Lorsqu’un élève revient d’une sortie scolaire pour « connaître » la mer, il va vivre, selon sa sensibilité, une expérience toute différente de celle de ses camarades. Ainsi la même action va amener à des récits différents :

« La mer, c’est grand comme ça! »

ou

« Au Château, on a vu la cascade .»

ou

« Le Château, c’est quand on s’est donné la main. »

C’est son propre vécu qui va amener l’enfant à inventer sa parole pour raconter son histoire. Et toutes les versions recouvrent un aspect de la même réalité.

Ainsi, le petit enfant, en s’appropriant le monde grâce à son corps, peut commencer à le percevoir et à lui donner du sens, c’est-à-dire à le symboliser, par l’intermédiaire de son propre sens.

Ce sont ces aller-retours de son monde intérieur au monde extérieur qui vont, peu à peu, le faire entrer dans le langage construit qui va structurer le monde au plus près de sa réalité.

Puis, par des échanges de sens à propos d’une même réalité partagée, les enfants, avec leurs pairs, vont construire une même réalité, autour de laquelle ils vont pouvoir se rassembler.

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On comprend bien que la philosophie des éléments de Bachelard est un outil pour amener les enfants à la pensée, au sens large, mais est-ce-que ça permet de travailler à l’apprentissage en Mathématiques ?

« Ce qu’il peut toucher de ses mains, cela seul il peut le concevoir. »

Rudolf Steiner

Du corps présent au monde à sa représentation dans le monde.
Nous apprenons à nous orienter dans l’espace. En bas, en haut. Devant, derrière. Sur les côtés. Autour. Dessous, dessus. À l’horizontale ou à la verticale. Dedans ou dehors. Et synthèse théorique et pratique. Pour apprendre à lire et à écrire et aussi la géométrie dans l’espace !

Du ballon au rond. D’un coussin au carré. D’un cahier à un rectangle. Ou un tableau de Van Gogh et la classe. De la planète bleue aux voiles de Matisse ou le rond et le triangle. Le rond ou le long. Le rond ou sa moitié. Et partir du centre pour apprendre le rayonnement.

Du bleu et du jaune et du rouge, ça, ça fait 3. Être avec un livre, c’est déjà être 2…
S. a amené 2 bateaux de sa maison. C’est pas les mêmes que Matisse… Alors, c’est en plus ! Merci ! Jouer à 2, parfois, c’est bien difficile mais, souvent, c’est bien meilleur que de jouer tout seul ! Un papa et une maman, ça fait 2 mais c’est pas pareil. Un papa et une maman, ça peut même faire 3… On est chez Hadidja et Patricia, ça fait 2, parce qu’elles sont pas pareilles! Au dortoir, on a vu la lumière des bougies dans les yeux de Chloé. On a aussi 2 jambes et 2 bras. On peut aussi être 3, pareils ou pas pareils. Et puis 4 autour des 4 pieds de la table- bateau. Et jouer à 2, c’était pas mal mais, jouer à 4… Le cheval a 4 pattes. Et Van Gogh a dessiné des tournesols. Dans 1 main, il y a 5 doigts. Et avec les 2 mains, on peut compter jusqu’à 10. Et après, ça fait « de plus en plus »… Et Hadidja, elle a beaucoup de sourires. Merci Hadidja!

Le corps, espace mathématique

« Le rêveur lucide réalise une synthèse de la réflexion et de l’imagination.
Alors la rêverie n’est pas un abandon, la rêverie est active,
La rêverie prépare des forces et des pensées. »
Gaston Bachelard

Jouer avec des bulles, c’est trouver sa place dans le monde, au centre…

Être présent au monde
pour se le représenter, imaginer.
Imaginer pour représenter, symboliser.

1- Jouer avec un ballon, c’est se donner à imaginer une forme ronde.
Plus grande que la bulle.
Une couleur, Rouge, et une deuxième, Bleu, et une troisième, Jaune.
Une dimension : de bas en haut, et, de haut en bas.
Et, du geste à la parole, pouvoir faire corps avec le monde :
« On a attrapé des petits morceaux de ciel. »
Le rêve d’Icare, sans se brûler les ailes!…

2- Jouer avec un coussin, c’est se donner les moyens de faire la différence entre ce qui est rond et des angles.
Les angles, ça nous permettra de représenter , un cahier, une table.
Le gâteau de Mamie ou le tableau de Van Gogh.
Et notre classe, « Dans l’école, il y a tous les enfants de la classe. »
Magnifique espace, à habiter, ensemble, pousser les murs…

3- Dialoguer avec Le clown de Chagall, c’est pouvoir dessiner son visage, rond comme le ballon quand son chapeau, lui, n’est ni rond, ni carré.
Dessiner 3 pointes : « Pic, Pic, Pic », en langage mathématique, ça s’appelle,
« Tri- angle ».

4- Nager, c’est pouvoir explorer et exprimer la deuxième dimension, l’horizontalité.
« La mer, c’est grand comme ça. Les bébés sont endormis, ils font des rêves… »

5- Rencontrer des sculpteurs, Matisse, Le serf, Giacometti, La grande femme
Le serf, il a 1 zizi. C’est comme mon papa.
La grande femme, elle a 2 seins. C’est comme ma maman.
Les mamans, elles peuvent avoir un bébé dans leur ventre.
« Ma maman, elle m’a mis dans son ventre. Après, elle a fermé. »
Espace du dedans avant l’espace, dehors….
« C’est toi qui as dit l’histoire du cordon. »

6- Rencontrer des peintres,
« Van Gogh, Matisse et Miró dansent avec la musique de Gugusse avec son violon. »
Fabriquer le 3 ( comme « pic, pic, pic) pour, après, savoir chanter, 1, 2, 3…
nous irons aux bois…, comptine, pour compter, entrer dans le rythme.

7- Entrer en résonance avec Le cheval de Chagall quand on s’appelle Chaïma…, jusqu’à arriver à penser le 4…
4 pattes, comme 2 jambes et encore, 2 jambes.

8- Dessiner le contour de ma petite main,
c’est « Faire comme les hommes préhistoriques », sur les parois des grottes.
C’était, il y a longtemps, ils n’avaient pas de cahiers ni de crayons, ni de rouleau de papyrus, comme Le scribe… mais rien ne nous empêche d’imaginer et d’écrire ,nous, les temps modernes,
« La main de ma maman avec le rouge à ongles », 1,2,3,4,5
Les 2 mains, ça fait 10 mais ça, c’est pour l’année prochaine…

Les nombres, ça permet de compter,
«Les étoiles brillent. C’est toi qui m’as appris comment on dessine,
et aussi Miró, Matisse et Van Gogh, et aussi tes anciens élèves,
et aussi à la Fondation Maeght. ».
Ça, ça fait beaucoup, 1,2,3,…

9- Jouer aux bateaux avec les tables, c’est raconter notre voyage,
« Raphaël est dans le bateau et Iva pousse pendant que Ritej pousse :
Ho, Hisse, Ho, Hisse… »
Tiens, Ritej chante…!!!
« En avant, en arrière, en avant, en arrière : c’est quand on a joué avec les tables,
1,2, 3, 4. »
Et Ritej chante encore plus fort… Bravo, Ritej…
4 bords d’un tout petit espace pour un très grand voyage !

10- A la fin de l’année, « la maîtresse des cerises » est montée à l’échelle.
D’abord les bourgeons, après les fleurs, après les feuilles et après, le temps des cerises…

Écouter chanter les poètes,
« Tu te rappelles comment il s’appelle le monsieur qui danse sur la nuit ?
Tu sais le poète ! »

« J’ai tendu des chaînes d’or, d’étoile à étoile et je danse. » A. Rimbaud

c’est vivre avec
« … le ciel au dessus de moi et la loi morale en moi. » Kant

, pour trouver son centre, au milieu du monde.
« C’est le cœur d’Hadidja. Hadidja, elle a un très beau sourire. »

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